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La jeune fille quitta la pièce non sans lancer à Myrddin un regard où la curiosité le disputait à la crainte. Celui-ci rejoignit Azilis à la table et s’assit près d’elle. Il la dévisagea en silence. Elle se força à soutenir ce regard, espérant qu’il ne percevrait pas sa nervosité. Il était aussi étrange que l’été précédent avec ses longs cheveux décolorés retenus en arrière par un lien de cuir, ses yeux vairons – l’un bleu, l’autre noir – et ce mélange dérangeant de virilité et de féminité. Un être trouble qui suscitait chez elle une fascination teintée de peur.
« Une vipère, songea-t-elle, belle et dangereuse. »
Un sourire éclaira le visage du barde. L’image de la vipère disparut. Myrddin avait maintenant un regard d’une grande douceur et de petites rides rieuses étaient apparues au coin de ses paupières.
« Je suis bête, se dit-elle. Ce n’est pas un monstre parce qu’il a essayé de me séduire ! »
— Niniane…
Et il avait la voix d’Aneurin ! Ce timbre chaud, profond et sensuel qu’elle avait tant aimé chez son cousin.
— As-tu examiné la proposition que je t’ai faite ?
Elle demeura interdite devant cette demande abrupte. Il reprit :
— Ne me dis pas que tu as oublié ! Je t’ai proposé de te prendre pour élève et tu ne t’en souviens plus !
Il paraissait si inoffensif ! Azilis se détendit, elle eut envie de lui sourire. De poser une main rassurante sur la sienne pour l’assurer qu’elle avait pensé à lui chaque jour, qu’elle rêvait d’être initiée à ses secrets.
Ses yeux se posèrent sur le torque de Myrddin, une torsade d’or dont les extrémités représentaient des têtes de dragons. Un bijou somptueux, magnifiquement ouvragé. L’attribut d’un barde puissant.
Elle se ressaisit alors. Ce sourire charmant n’était qu’un leurre. Ce ton léger masquait un pouvoir immense.
— Je n’ai pas oublié, déclara-t-elle sèchement. Tu m’as proposé de m’enseigner bien des choses. Si je devenais ta compagne.
— Et comme tu refusais, je t’ai juré de t’offrir tout cela sans plus te parler de mon amour.
Il avait à présent un ton grave qui sonnait juste.
— Je m’en souviens aussi.
— Alors ?
— Alors… Je n’y ai pas réfléchi, Myrddin, mentit-elle. Je ne savais pas quand je te reverrais, ni si je te reverrais. Lorsque nous avons quitté Sorviodunum, Kian et moi, tu ne m’as pas reparlé de ta proposition. Ensuite, j’ai été très occupée… À vrai dire je pensais que tu avais renoncé.
— Tu te trompais.
Il se pencha un peu en avant. D’instinct elle recula.
— Tu n’as rien à craindre de moi, Niniane, assura-t-il. Je sais que j’ai été maladroit et vaniteux. Je n’avais pas compris la force de l’amour qui te lie à Kian, je voulais t’impressionner et je me suis mal conduit. J’aimerais que tu me pardonnes.
Il se mordit les lèvres puis ajouta à mi-voix :
— Ce n’est pas une excuse mais j’aurais sans doute agi différemment si je t’avais rencontrée dans des circonstances moins exaltantes. Cette bataille, l’épée que tu apportais à Arturus au moment où tout semblait perdu… J’y ai vu un signe des dieux. Je me suis sans doute trompé.
Elle avait souvent imaginé ce qu’elle dirait au barde si un jour elle le retrouvait. Elle avait secrètement espéré qu’il renouvellerait son offre. Jamais elle n’avait envisagé un Myrddin aussi humble. C’était si contraire à l’image qu’elle s’était forgée de lui qu’elle en demeurait sans voix.
— Eh bien, reprit-il, veux-tu que je t’enseigne mon savoir ? Je ne te mentirai pas, Niniane. Ce n’est pas une voie facile et sans danger. Il faudra m’accorder ta confiance. Pleine et entière. Il faudra être prête à affronter la peur, la douleur. Mais je sais que tu es capable de me suivre, voire de me devancer.
— Te devancer ?
— Oui. Alors ?
Il avait plongé son regard dans celui d’Azilis et elle était incapable de le quitter des yeux. Comment résister à un tel appel ? Elle ne désirait rien davantage que la connaissance qu’il lui offrait. Elle avait toujours eu soif d’apprendre, de découvrir le monde et ses mystères. Petite, déjà, elle harcelait son père de questions, comme elle avait questionné sans relâche l’Ancienne de la forêt. Son frère Ninian était comme elle, curieux, insatiable. Mais il avait cherché des réponses dans d’autres livres que les siens.
Les mots franchirent ses lèvres sans qu’elle puisse les retenir :
— Oui, Myrddin. Je le veux.
Le visage de Myrddin s’éclaira. Il inspira profondément.
— Très bien, Niniane. Tu es maintenant mon élève. Je jure de te révéler ce que je sais sans rien omettre ni te cacher, de t’enseigner les secrets des éléments et la magie de la parole. Jure-moi de ne pas transmettre ce savoir à qui n’en est pas digne, de suivre ton enseignement, de m’obéir et de respecter ton serment.
Elle eut une hésitation puis déclara d’une voix ferme :
— Je jure de ne pas transmettre ton savoir à qui n’en est pas digne, de suivre ton enseignement et de respecter mon serment.
— De m’obéir ?
— Je refuse de jurer cela. Je n’obéirai pas si tu me demandes des actes contraires à ma conscience.
— Alors, ne jure pas. Il faudra pourtant m’obéir si tu veux t’instruire.
— Je t’obéirai sans me sentir tenue par un serment. À mon tour de te demander un serment.
La surprise qui se peignit sur le visage de Myrddin rassura Azilis. Il ne serait pas dit qu’il mènerait le jeu de bout en bout !
— Oui, reprit-elle. Je veux que tu me jures de ne rien exiger de moi en échange des connaissances que tu me donneras. Rien que je ne t’offre de moi-même.
Il hocha la tête.
— Je vois que tu te méfies encore. Tu as raison d’être prudente. Après tout, tu me connais mal. Je jure, donc, de ne rien exiger de toi en échange de mon savoir que tu ne sois prête à m’offrir.
D’une voix solennelle, il déclara ensuite en posant une main sur son cœur :
— Si je brise mon serment, que la terre s’ouvre pour m’engloutir, que l’océan se soulève et m’emporte, que la voûte des cieux se fracasse et me brise. Cela te suffit-il, belle Niniane ? ajouta-t-il avec un sourire.
— C’est parfait, Myrddin, murmura-t-elle, bien qu’au fond de sa conscience une voix craintive lui criât que c’était insuffisant. Quand commencera ton enseignement ? l’interrogea-t-elle.
— Dès aujourd’hui.
— Mais ensuite ? Arturus repart demain. Tu ne l’accompagneras pas ?
Il eut un geste vague.
— Qui sait ce que sera demain ? Je commencerai à t’instruire dès cet après-midi. Puis je reviendrai ici plus lard, à mon retour de Dumnonia.
— Bien… Dis-moi, Myrddin, fit-elle en se levant d’un bond pour rompre le charme. Connais-tu les plantes de cette région ? Connais-tu leurs effets ? Oui, bien sûr, en suis certaine.
Elle se dirigea vers un coffre et en sortit des tiges séchées enveloppées dans du lin.
— Tu vois, j’ai cueilli certaines d’entre elles l’été dernier sans savoir à quoi elles serviraient. Pourrais-tu m’éclairer ?
Il la contemplait sans répondre, hiératique, mystérieux.
— Tu ne sais pas, lança-t-elle, agacée, ou tu ne veux ras me répondre ?
— Je suis le maître, Niniane, tu es l’élève. Ne te trompe pas. Ce n’est pas l’élève qui choisit l’enseignement que le maître lui dispense. Et je n’ai pas décidé de commencer ton instruction par la médecine végétale.
Elle reposa les herbes dans le coffre et le referma sans un mot. Myrddin n’aurait pas pour elle l’indulgence d’un père. Myrddin n’aurait pas avec elle la patience de Rhiannon. Mais, malgré sa fierté qui se rebellait, elle ne protesta pas. Elle comprenait que la voie de la connaissance devait emprunter le chemin de l’humilité.